"La première qualité d’un grand patron c’est la ténacité, et non l’intelligence"

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Les talents spécifiques des P-DG, leur contribution à la réussite des entreprises, l’évolution de leur image… L’analyse de Frank Brown, doyen de l’Insead, grande école pour futurs patrons.

Capital : Approuvez-vous les choix effectués par Capital pour établir la liste des 50 plus grands patrons de l’histoire ?
Frank Brown : Oui. Le commun dénominateur entre les patrons dont vous racontez l’aventure, c’est que leur entreprise et leurs idées ont prospéré après leur départ. C’est cette source d’inspiration laissée en héritage qui fait d’eux non seulement de remarquables managers, mais des leaders d’exception. Vous les présentez en insistant sur leur plus grand talent, distinguant ainsi les visionnaires, les génies du marketing, les stratèges… Mais à mon sens, tous ceux qui ont intégré votre palmarès possèdent à la fois une vision à long terme et un formidable pouvoir de motivation. Mon seul regret, c’est qu’il n’y ait qu’une femme, Estée Lauder. Mais cela reflète la réalité, puisqu’en 2009 encore il n’y avait par exemple que 12 femmes parmi les P-DG des 500 premières entreprises des Etats-Unis.

Capital : Plus de la moitié de ces patrons sont américains. Cela vous surprend ?
Frank Brown : Non, car depuis près d’un siècle le succès de l’économie américaine est surtout dû à sa capacité d’innovation, dans les domaines de la technologie et du management. Les fondateurs de Ford, Motorola, Time Inc., Wal-Mart, Microsoft, Apple, Google… ont ainsi été à l’origine de révolutions qui ont bouleversé notre manière de vivre. Je note cependant que l’Europe n’est pas seulement représentée par ses grandes figures patronales des XVIIIe et XIXe siècles. Bernard Arnault, Ferdinand Piëch, Carlos Ghosn ou Dietrich Mateschitz symbolisent sa volonté de rebondir. Enfin, l’Asie est présente sur votre liste avec des patrons japonais, chinois, coréen et indien. Sur ce continent, il est probable que les P-DG d’exception vont se multiplier.

Capital : Aucun P-DG sud-américain ou africain ne figure dans les 50. Pourquoi ?
Frank Brown : Les élites de ces continents préfèrent s’expatrier pour travailler comme dirigeants dans des organisations internationales ou dans des entreprises, comme Tidjane Thiam, originaire de la Côte d’Ivoire et P-DG de Prudential. Au Brésil et au Mexique, Roberto Marinho (fondateur de TV Globo) ou Carlos Slim (Telmex, Grupo Carso) ont pourtant connu une fantastique réussite. Dans ces deux pays, ainsi qu’en Afrique du Sud, le développement de l’économie commence à ralentir la fuite des cerveaux.

Capital : A lire leur histoire, la façon de penser et d’agir des grands patrons n’a pas changé depuis le XIXe siècle. Les révolutions managériales ont-elles peu modifié la manière de gérer les entreprises ?
Frank Brown : Les plus grands patrons savent tous provoquer le changement et convaincre leurs salariés et leurs clients qu’on peut faire les choses différemment. C’était le cas hier, cela le reste en 2010. Si Henry Ford vivait aujourd’hui, il aurait inventé la micro-informatique ou développé Internet !

Capital : Il est également frappant de constater que nombre de grands P-DG n’ont pas fait de brillantes études et ont connu l’échec avant de réussir…
Frank Brown : Cela ne m’étonne pas. Pour devenir un grand patron, la volonté et la ténacité comptent plus que l’intelligence pure ou les diplômes. Ainsi, je n’ai pas souvenir que les étudiants de l’Insead devenus des dirigeants importants – Helen Alexander, la patronne des patrons britanniques, Marius Kloppers, le P-DG du géant minier BHP Billiton, Philippe Houzé, président du groupe Galeries Lafayette… – aient été en tête de leur promotion. L’autre qualité qui importe énormément, c’est le relationnel. Une récente recherche montre que les dirigeants les plus innovants sont ceux dont le réseau de relations est le plus large ; elle consistait à demander à des patrons auprès de qui ils prendraient conseil si un problème menaçait l’existence de leur firme. Bill Gates et Richard Branson ont présenté la liste de contacts la plus longue et la plus diverse (selon l’âge, la nationalité, le sexe, l’activité…). C’est cette ouverture tous azimuts sur le monde qui leur procure les idées qui font évoluer l’activité et l’organisation de leur entreprise.

Capital : Parmi vos étudiants, repérez-vous ceux qui deviendront P-DG ?
Frank Brown : Je crois que oui. Encore une fois, ceux qui iront loin ne sont pas les plus doués ou les plus brillants. Mais ils débordent d’énergie et d’enthousiasme, communiquent facilement, disent vraiment ce qu’ils pensent et ont une idée précise du secteur d’activité ou du groupe dans lequel ils veulent travailler.

Capital : Quelle est la différence entre les managers de haut niveau qui deviennent P-DG et ceux qui restent numéro 2 ou numéro 3 dans la hiérarchie ?
Frank Brown : L’engagement. Parvenir au niveau suprême, c’est le plus souvent renoncer à avoir d’autres passions que le travail. Tout le monde n’a pas envie de mener la vie d’un général en chef. Mais il y a deux sortes de lieutenants : ceux qui aspirent à prendre la place du général – certains y réussissent, d’autres, plus nombreux, échouent – et ceux qui se contentent du statut de numéro 2. Ces derniers, souvent moins à l’aise en public, ne souhaitent pas incarner la communication de l’entreprise auprès des médias, des salariés et des actionnaires. Leur rôle est pourtant essentiel. Ils informent leur P-DG, débattent de la stratégie et prennent en charge l’opérationnel. Sans eux, le boss n’aurait pas d’équipe et le travail ne serait pas fait.

Capital : La différence d’âge entre les patrons qui fondent leur entreprise très jeunes et ceux qui deviennent P-DG en fin de carrière est impressionnant
Frank Brown : Cette différence tend à se réduire, car les conseils d’administration choisissent de plus en plus des P- DG dans la quarantaine – cela a été le cas pour Carlos Ghosn (Nissan-Renault), Jeffrey Immelt (General Electric) ou Indra Nooyi (PepsiCo) –, voire plus jeunes, comme Jochen Zeitz, devenu patron de Puma à 29 ans. Inversement, de jeunes créateurs d’entreprise engagent parfois un P- DG plus âgé pour qu’il s’occupe de la gestion quotidienne : Pierre Omidyar, le fondateur d’eBay, s’est ainsi reposé sur Meg Whitman, et Sergey Brin et Larry Page, les créateurs de Google, sur Eric Schmidt.

Capital : Dans votre livre «The Global Business Leader», vous affirmez qu’un grand patron doit être optimiste. Pourquoi ?
Frank Brown : Si vous voulez motiver vos salariés, il est indispensable de leur faire passer sans arrêt le message : «Nous pouvons arriver à atteindre les objectifs très ambitieux que nous nous sommes fixés, c’est possible.» Mais il n’est pas question pour autant de voir tout en rose. Le pire serait d’affirmer «c’est possible» tout en sachant qu’il sera extrêmement difficile de réussir.

Capital : Peut-on mesurer la contribution d’un P-DG à la réussite de son entreprise ?
Frank Brown : Non. On a souvent l’impression qu’elle est énorme, parce qu’il prend les décisions cruciales. Mais, le plus souvent, il les annonce après qu’elles ont été approuvées en commun par l’équipe dirigeante. Un patron se doit d’entendre les points de vue de ses seconds avant de décider. Et plus son équipe est diverse, mieux il est informé. Les faillites des banques Lehman Brothers ou Merrill Lynch sont largement dues au fait que les équipes dirigeantes y étaient unicolores : tout le monde était coulé dans le même moule et pensait comme le boss. Le seul cas dans lequel le P-DG doit parfois prendre une décision sans consulter tous ses adjoints, c’est la survenue d’une crise grave qui doit être traitée dans la plus grande urgence.

Capital : La faillite ou les difficultés de certains groupes sont parfois dues au fait que leur P-DG n’était pas à la hauteur. Comment des erreurs de sélection aussi coûteuses peuvent-elles se produire ?
Frank Brown : On en revient à la diversité, cette fois au sein des conseils d’administration. Si ces derniers sont constitués de dirigeants âgés, qui se connaissent depuis des années et sont spécialistes du même secteur, ils ont tendance à choisir un P-DG qui leur ressemble et avec lequel ils sont à l’aise, en délaissant leur mission : évaluer les risques qu’une telle nomination fait courir au groupe et à ses actionnaires. Cela a été trop souvent le cas dans un passé récent. Mais le principal reproche qu’on doit faire aux conseils d’administration, c’est de ne pas forcer les P-DG à préparer leur succession. Et ce, non pas cinq ans avant leur départ, mais dès le jour où ils sont nommés. Les transitions sans heurts – comme chez Michelin et McDonald’s, où le patron mort brutalement a été remplacé par un membre de l’équipe en place – sont l’exception. Dans la moitié des grandes entreprises au moins, un tel événement se traduirait par une vacance du pouvoir et une bataille de succession.

Capital : Selon vous, l’humilité et l’intégrité sont des qualités essentielles pour un P-DG. Le grand public perçoit au contraire les patrons comme arrogants et intéressés. Qu’en est-il ?
Frank Brown : Le désir d’accumuler du pouvoir, de le conserver et de l’afficher conduit les P-DG à faire des erreurs, parce qu’ils ont alors tendance à décider seuls. Les grands patrons humbles (et il y en a beaucoup dans votre liste, François Michelin, Sam Walton, Eiji Toyoda, Ratan Tata…) se moquent d’afficher leur puissance et de savoir quelles traces ils laisseront. Leur seule préoccupation, c’est de bien «faire le job» avec leurs équipes. Quant à la perception des P- DG comme manquant d’intégrité, elle provient de certains scandales (Madoff, Enron…), mais aussi de leur rémunération souvent excessive. De plus, nombre d’entre eux se voient offrir un pont d’or à leur départ, même en cas d’échec. Il est normal que cela affecte l’image de tous les patrons, car c’est choquant.

Capital : La faute en revient, là encore, aux conseils d’administration qui fixent ces conditions financières ?
Frank Brown : Oui. Mais la tendance actuelle à la baisse de la paie des P-DG va dans le bon sens. De même que l’élargissement du club des patrons américains qui fixent leur salaire à 1 dollar par an, en suivant l’exemple ancien de Lee Iacocca chez Chrysler. Steve Jobs (Apple), Eric Schmidt (Google), Richard Kinder (Kinder Morgan) ou John Mackey (Whole Foods) veulent ainsi montrer que la rémunération d’un P-DG doit dépendre uniquement de ses résultats. Espérons que cette initiative fasse boule de neige.

Mis en ligne le 7 septembre 2010

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